Narcose, de Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou

par Gérard Mayen
La narcose est un pur état physique. En termes moins savants, on pourrait le décrire comme l’ivresse des profondeurs. La narcose découle directement d’un état modifié de respiration, à la fois contrainte et raréfiée. La narcose a un impact direct sur l’état mental. Les chorégraphes Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek ont conduit les interprètes de leur nouvelle pièce – justement sous le titre Narcose – à faire directement l’expérience de cet état.
Cela n’est pas rien, au regard des fondamentaux de l’art chorégraphique. Contre les académismes, l’une des voies qu’emprunta la modernité en danse – voici plus d’un siècle… – fut d’en revenir à certains fonctionnements organiques du corps. Dont la respiration, première concernée. Le souffle vital porte les rythmes et pulsations premiers, qui tamisent le lien que le sujet entretient avec le monde dans lequel il est immergé. Il y a là une fonction toute physiologique. Or, l’humain n’étant pas animal, la qualité de respiration est d’emblée dépositaire des dynamiques d’empathie, de projection, d’équilibre, de contraste, de reconnaissance. Bref, d’amorces du langage. Pour le faire très simple.

Narcose, d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Photo Blandine Soulage.
Il faut d’emblée saluer les trois danseurs-ses qui s’engagent dans cette expérience, qui les sollicite très fortement, au-delà de la maîtrise du geste : Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Grégory Alliot. Mention particulière pour ce dernier : ce n’est pas qu’il excelle plus que ses deux partenaires féminines. C’est qu’on apprend que ce danseur a été pendant dix ans interprète de Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. On sait ce que cela peut signifier de sur-tension dans la production d’une figure en force. Faisant l’expérience de Narcose, on mesure, par contraste, la puissance de dérivation que celle-ci recèle. Ici, le corps de Grégory Alliot s’abandonne à une plasticité ivre. Il est happé de l’avant, renvoyé, comme tout entier soumis à succion d’un mouvement prégnant, dont il se gorge, qui le dépasse, et qu’il recrache en le filtrant.

Narcose d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Photo Blandine Soulage.
En alternance répétitive, obstinément sur de grandes traversées rectilignes et parallèles du plateau, les trois danseur.se.s se livrent d’abord longuement à cette aimantation. Un vertige se crée, combinant la logique d’une force supérieure implacable, manipulatrice, et pourtant ce que chaque sujet dansant sauvegarde de singularité propre dans cette circulation. Les cassures, les segmentations, les fléchis jusqu’à la pliure, les déjetés des ceintures, attestent de la radicalité de ce balayage, porté par le fracas électronique d’Haytem Achour, composant en live. Les lumières de Xavier Lazarini contribuent à aiguiser les flèches d’une fragilisation des repères corporels, assumée.

Narcose, de Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Photo Blandine Soulage.
Narcose est la pièce d’un grand déménagement, d’une forte traversée, où les chorégraphes paraissent s’être arrachés. Il n’est pas vain de croire en les puissances débordantes du mouvement ramené à un principe premier, plutôt qu’à la bonne volonté d’une mise en scène de rôles composés. Remarquons comment, dans cette pièce, ces chorégraphes renoncent eux-mêmes à investir le plateau. Ainsi induisent-ils une dissociation sans doute féconde avec l’engagement remarquable de leurs collaborateurs en scène.

Narcose, d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Photo Blandine Soulage.
Quelques-uns de leurs vieux démons les rattrapent néanmoins en seconde partie, quand certaines attitudes sont soulignées, certains tableaux appuyés. C’est qu’il va s’agir, cette fois, d’en revenir à une représentation plus illustrative. Un état de transe divagante venant d’être porté patiemment à son comble, celui-ci permet alors de déchaîner un tourbillon de vignettes, saynètes, incrustations, où par brefs flashs visuels, va déferler un chaos de séquences fantasmées, bouffées oniriques, spasmes psychiques, révoltes insurgées, éclats et dénonciations. C’est toute une effervescence critique, qui alerte sur un état du monde aujourd’hui extrêmement dangereux. Pas un instant, on ne doute de la sincérité des préoccupations d’Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek, dans cette attitude de mobilisation publique.
Gérard Mayen
Spectacle vu à Bonlieu, scène nationale d’Annecy