CENSURE à MOSCOU

par Ariane Dollfus
Le Ballet du Bolchoï était sur le point de créer une biographie dansée sur Rudolf Noureev. Mais trois jours avant la première, celle-ci fût annulée, censurée pour les uns, reportée pour les autres. Une annulation surprise. Mais dans le fond, était-ce bien surprenant ?
C’était la création de tous les dangers. Et le danger arriva : la création n’existe plus. Dissoute dans la censure ou le report forcé, comme on voudra. C ‘est quand même une passionnante et incroyable histoire qui vient de se dérouler au Théâtre Bolchoï de Moscou. Une histoire comme on pensait qu’il n’en existait plus dans la Russie du XXIe siècle : une censure pure et simple d’un spectacle, trois jours avant sa création.
Le samedi précédant la première, qui devait avoir lieu mardi 11 juillet 2017, la direction du BolchoÏ a décidé d’annuler toutes les représentations à venir de Noureev, le nouveau ballet à l’affiche. Deux jours plus tard, il fut expliqué alors par la voix de son directeur Vladimir Ourine, que « le ballet n’était pas bon. L’annuler va causer de grands dommages quant à notre réputation, mais pour nous, le plus important, c’est la qualité de la production » expliqua-t-il, un peu gêné … Il se dit surtout, que le Ministre de la Culture, Vladimir Medinski réputé pour ses positions conservatrices, aurait été extrêmement gêné par cette création.
Il faut dire qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel spectacle : le sujet de départ, son traitement, l’angle d’attaque, le casting choisi n’avaient rien d’anodin, et tout d’un brulôt annoncé. Ce qui surprend, ce n’est même plus vraiment que ce brûlot soit annulé, mais qu’il ait même pu exister, dans la Russie de Vladimir Poutine. Voir ainsi les choses, change quelque peu les analyses sur le vif, entendues lors de cette annulation inédite.
De l'hommage à la "propagande homosexuelle"
Mais reprenons les origines de ce spectacle : Le Théâtre du Bolchoï de Moscou avait décidé de rendre hommage au plus grand danseur soviétique de son temps, Rudolf Noureev, en commandant à une troika de créateurs, un ballet entièrement neuf, autour de la figure du danseur. Avec Yuri Possokhov à la chorégraphie, Ilya Demutsky pour la musique et Kirill Serebrennikov pour la mise en scène, le Bolchoï ne faisait, a priori, que rejouer le tiercé gagnant de leur précédent succès : Un héros de notre temps, ballet adapté de la nouvelle de Lermontov et créé pour le ballet du Bolchoï en 2015. Le ballet était aussi sage que traversé de modernité, et tout alla bien.
Mais en choisissant d’adapter en danse une vie de Rudolf Noureev, le Bolchoï prenait infiniment plus de risques qu’une nouvelle romantique et byronienne du XIXe siècle.
Comment des Russes d’aujourd’hui allaient-ils raconter Noureev ? Sur la plus grande scène de théatre nationale et officielle, et non dans un théâtre d’avant-garde ? Et tout d’abord, que raconter de Noureev, le danseur soviétique qui, après avoir fait défection en 1961 durant la tournée du Kirov à Paris, pour la plus grande honte du KGB, connut une fabuleuse, riche et tapageuse carrière de danseur en Occident avant de mourir en 1993, des suites du Sida, à l’âge de 53 ans ? Que raconter, donc ? Le danseur ? Le « déserteur » ? Le chorégraphe ? Le jet setteur ? L’amoureux ? La célébrité qui meurt du Sida ? Le choix même de Noureev par le Bolchoï était d’autant plus curieux que Noureev n’a rien à voir avec ce théâtre, puisqu’il s’est formé et a dansé au Mariinsky de Saint-Pétersbourg ; il avait même une certaine détestation pour le style du Bolchoï, qu’il trouvait trop gymnique et spectaculaire et pas aussi poétique que celui de sa compagnie pétersbourgeoise.
La troïka a visiblement décidé d’insister sur sa vie amoureuse, et sur l’image qu’il véhicula en Occident : celle d’une icône gay. Ce qui pouvait être attendu, lorsqu’on sait que Kirill Serebrennikov est un metteur en scène de théâtre très engagé dans la lutte LGBT en Russie et que Possokhov après une carrière au Bolchoï, a longuement dansé au San Francisco Ballet, dans une ville particulièrement gay friendly.
Il est difficile – et ce serait même impropre – de juger de la qualité d’une pièce à travers les quelques videos filmées pendant la répétition générale, que l’on peut débusquer sur Internet. Les créateurs se sont d’ailleurs très peu exprimés sur cette création, autour de laquelle planait un mystère et une volonté de garder les effets de surprise. Ce qui est sûr, c’est que l’érotisme gay est une image proposée de façon récurrente dans le ballet. On le voit à travers la fameuse photo de Richard Avedon montrant Noureev entièrement nu et de face, sexe non caché, et qui est reproduite en format XXXL, en décor de fond de scène et sur toute la hauteur de scène du Bolchoï.
Cette fameuse séance photo (qui eut lieu en juillet 1961, un mois après son arrivée à l’Ouest) est ici dansée, et l’on voit Noureev se prélasser lascivement, le photographe lui ordonner peu à peu de se déshabiller, puis une nuée de photographes lui courent après en dansant autour de lui, lui-même continuant de prendre la pose nu sur une chaise. La scène est totalement improbable, quand on connaît un peu Noureev, l’homme, et son refus absolu de mettre en scène sa sexualité. Il avait d’ailleurs exigé de Richard Avedon qu’il déchire ces fameuses photos de nus, faites après quelques heures de travail bien arrosées. Avedon passa outre, et se garda bien de les détruire. Elles allaient circuler sous le manteau, puis très officiellement après la mort de Noureev. On a d’ailleurs pu les voir accrochées lors de la rétrospective Avedon ce printemps à la Bibliothèque Nationale de France.
Concernant le spectacle du Bolchoï, des images de répétition montrent également un groupe de garçons répétant une danse lascive et très cabaret et tous portent des talons aiguilles, ce qui semble impensable en Russie. Enfin, il a été mentionné que Noureev danse un pas de deux avec Erick Bruhn (le grand danseur danois avec qui il vécut pendant quelques années) et que « pendant ce duo de huit minutes, ils ne se touchent que cinq fois »… On « comprend » mieux alors, pourquoi cette addition d’imagerie gay ne pouvait passer sur une scène nationale, dans un pays qui a promulgué en 2013 une loi liberticide punissant extrêmement sévèrement « toute propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur ». Lorsqu’un sondage publié en juin 2013 nous dit que 88 % des Russes interrogés soutiennent l’interdiction de la « propagande » homosexuelle et que 54% des Russes pensent qu’il faut punir l’homosexualité, et lorsqu’on a en ligne de mire qu’il y a des élections présidentielles en mai 2018, on se demande encore par quel miracle, une telle production du Bolchoï a pu arriver à un stade aussi avancé sans avoir été arrêtée dans son élan …
En ce sens, le Kremlin a fait preuve de « faiblesse », si l’on ose dire.
Et c’est là où l’Histoire se répète, de manière étonnante, entre Rudolf Noureev et sa Russie natale. En 1961, le Kremlin laisse partir à contre-coeur le jeune Noureev avec la troupe du Kirov sur l’insistance des producteurs français, en lui accordant un visa seulement trois jours avant (trois jours, là aussi !)le décollage de la troupe pour Paris. Un mois plus tard, à l’issue de la tournée parisienne, et non sans avoir essayé de le rapatrier plus tôt, l’Insoumis leur échappe au Bourget, humiliant ainsi le KGB et l’URSS sous l’oeil de tous les médias occidentaux, et avec la carrière flamboyante qui s’ensuivit.
2017 : l’histoire bégaie, et le pouvoir rétro-pédale, se sent contraint d’annuler ce spectacle pour ne pas subir en l’occurence les foudres de l’Eglise orthodoxe, des milliardaires conservateurs et des électeurs qui lui seront tout trois utiles pour les prochaines élections présidentielles. Or, là encore, le pouvoir censure sous les regards des médias et désormais des réseaux sociaux du monde entier. Et même sous la désapprobation des artistes en interne, ce qui est, également, nouveau. Cet acte de censure – car c’en est un, même si l’on a annoncé une reprise en mai 2018 – est un choix politique et artistique d’autant plus surprenant, que c’est faire à cette création une incroyable publicité là où, s’il avait laissé faire et si, « par chance » pour lui, le spectacle était mauvais (ce qui est possible …), l’évènement aurait fait pschitt, et le spectacle jamais reprogrammé (c ‘est là, le risque de toute création). En ce sens, Rudolf Noureev a gagné, à nouveau, ce bras de fer posthume.
Le Bolchoï, lui, a donc reculé sur l’insistance du Kremlin et de l’Eglise, semble-t-il. Et peut-être même, apportons ce crédit à Ourine, son directeur, parce que le spectacle n’était pas bon.
Mais à l’inverse, il faut reconnaître que le Bolchoï a été courageux de se lancer dans cette aventure fort risquée, et que c’est une preuve d’indépendance, qui aura eu, on le voit ici, ses limites.
Courageux et étonnant, puisqu’il n’était pas question ici pour le Bolchoï de rendre hommage à “son” fils prodigue, issu de l’école rivale de la Vaganova. En revanche, il a voulu rendre hommage à un danseur que la Russie soviétique a humilié, dévoré, insulté, tenté d’assassiner plusieurs fois, condamné pour haute trahison, parce que ce jeune rebelle lui avait échappé de manière rocambolesque et parfaitement humiliante pour le KGB.
La Russie ne lui a, on le voit ici encore, jamais pardonné. Noureev est toujours un sujet tabou et traumatique en Russie. Pas seulement pour ses préférences sexuelles, et c’est cela que cette censure nous apprend : Noureev est un sujet tabou par ce qu’il incarne dans l’histoire de ce pays, et notamment sur un point précis : le danseur était un homme insoumis, visionnaire, en avance pour son époque y compris dans sa danse, culotté, individualiste, et viscéralement libre, à tous points de vue. Noureev incarna l’oppression dont il fût victime au nom même de sa liberté de parole qu’il revendiquait déjà au sein du Kirov. Il incarna hier, comme aujourd’hui désormais, une liberté artistique, politique, sexuelle et morale, que les créateurs de ce spectacle voulaient jauger. Ils ont vu. Kirill Serebrennikov, qui est directeur artistique du centre Gogol, haut lieu du théâtre contemporain à Moscou, depuis plusieurs mois dans la ligne de mire du régime, a d’ailleurs été arrêté le 22 août, accusé de « détournement de fonds publics » pour des subventions dont il n’aurait pas fait usage.
Ce qui est au final étonnant, c’est de voir qu’aujourd’hui encore, 24 ans après sa mort, Rudolf Noureev est, pour le pouvoir et une part de la société russe, une créature qui les dépasse. Qui leur fait peur. Qui les oblige à regarder leur propre Histoire. Ce retour de destin, ne déplairait pas au danseur, qui aurait, en revanche, très probablement détesté cette mise en avant de sa vie intime.
L’étonnant est de voir que Noureev, c‘est Petrouchka, cette créature modelée par le grand magicien, mais qui, même mort, réapparait au fronton du petit théâtre, et vient dire au monde qu’il existera toujours. Tel qu’il est. Tel qu’il fut.
Inatteignable. Et intouchable.
POUR EN SAVOIR PLUS
A LIRE :
Noureev, l’insoumis par Ariane Dollfus, Ed Flammarion.
Et l’autobiographie de Rudolf Noureev, Ed Arthaud.
A VOIR :
Don Quichotte, chor. de Rudolf Noureev, Opéra Bastille du 11 décembre au 6 janvier